Froideur

Pourquoi est-ce que cela m'énerve? J'ai entendu sonner à la porte à 20h 25. Je savais que c'était Louisa, notre voisine du dessus. Elle était accompagnée de sa fille Amélie, âgée de 16 ans. Elle venait aux nouvelles. Je sais ce que tu es en train de me dire : «Elle s'inquiète pour toi. C'est gentil. Elle veut savoir si tu vas bien». Enfant aimé, tu voyais toujours les choses dans leur aspect positif. Moi, l'enfant maltraitée, je prends toujours les choses du mauvais côté, quitte à me faire des scénarios négatifs. Tu m'avais appris à relativiser et à comprendre que tout le monde ne me voulait pas forcément du mal.

Ce qui m'a énervé, ce n'est pas qu'elle me demande si j'allais bien mais sa tête de circonstances. Un air compassé, de mater dolorosa. D'emblée, j'ai senti mon corps se braquer, se fermer et j'ai répondu avec un «oui, ça va» ferme, du genre «passons à autre chose». J'ai vite détourné la conversation vers elles et sur la manière dont elles avaient vécu les fêtes. Notre fille a fait son show. Amélie a sorti une de ses phrases bizarres dont elle a le secret et que personne ne comprend.

Nous les aimions bien nos deux voisines quoique nous les trouvions trop bavardes et quelque peu bizarres. On ne peut nier qu'elles soient gentilles. Elles nous ont très bien accueillis lorsque nous sommes arrivés dans l'immeuble. Régulièrement elles apportaient des cadeaux pour notre puce alors bébé. Elles continuent toujours. Dimanche soir nous avons retrouvé un nouveau cadeau sur notre paillasson. Un livre de princesse. C'est à elles que j'avais confié la garde de notre puce lorsque je m'étais rendue au commissariat de police pour signaler ta disparition. Elles avaient eu du mal à comprendre qu'elles devaient descendre tout de suite, que le temps m'était compté et que je devais partir à l'instant. Elles avaient commencé leur bavardage habituel lorsque je leur avais expliqué la situation. J'avais failli les planter là. A mon retour, à minuit passé, elles avaient enfin compris qu'elles devaient rentrer chez elles et me laisser seule. J'avais besoin de silence et envie de t'attendre seule. Je croyais à l'époque que la police ferait vraiment des recherches.

Ce soir Louisa et Amélie m'ont agacée. Louisa est une bavarde qui connaît la vie de tout le monde -  y compris en dehors de l'immeuble – et qui a plaisir à partager ce qu'elle sait. Elle aurait du être biographe. Je suis sûre qu'elle a raconté mon drame à qui voulait l'entendre. Elle m'en a raconté tellement. Pour nous deux, elle était aux premières loges. Premières averties de ta disparition, présentes à tes obsèques.

Je l'ai remercié pour le livre et ai réussi à la faire partir. J'ai quand même du répéter plusieurs fois qu'il était temps pour notre puce d'aller se coucher. Toi tu savais mettre un terme à une conversation trop longue ou qui t'ennuyait. Moi, je n'ai jamais su. L'habitude de subir sans doute.

Ce n'est pas seulement elles qui m'énervent. Ce sont tous ces visages de pitié, de mines qui soudain se transforment en me voyant. Comme je t'en veux dans ces moments là! Je t'en veux de me faire vivre tout cela.  Je t'en veux de faire de moi une femme à part. «L'Autre», La Femme du Suicidé. Toute petite, j'ai appris à me blinder, à faire comme si ce que je subissais n'existais pas. J'ai surinvesti l'école pour cacher que j'étais maltraitée. On ne se souvient jamais des bons élèves. Je continue. Je donne le change. Dehors, je souris, j'analyse, je plaisante, parle de la pluie et du beau temps. On me parle de courage, de force. Je n'ai pas envie de me plaindre devant les autres. Je suis redevenue la petite fille d'avant qui, si elle ne fait pas comme si ce n'était pas grave, va s'effondrer. Combien sont dupes ? Combien se disent que je vais bien finir par craquer? Que ma «force» ne va pas durer ? Tes sœurs ont raison, je devrais peut-être aller voir un psy.