Nuage noir
Impossible de t’écrire hier, mon prince. Ni de faire grand-chose d’ailleurs. Grosse boule sur l’estomac depuis lundi et 2 nuits blanches.
L’examen médical de notre puce s’est bien passé lundi. Comme convenu avec le médecin, coucher tardif dimanche soir et lever tôt lundi matin afin que notre puce puisse s’endormir pendant la consultation. Tout s’est déroulé comme prévu.
J’ai aussi une ordonnance du Dr L. pour notre puce depuis mi-décembre, concernant une éventuelle cystite. J’ai enfin pris le temps d’appeler le labo il y’a quelques jours. Lundi matin, j'ai pris le temps de lui faire faire pipi dans le bocal qu’on m’a donné. A ma grande surprise elle y est arrivée. Malheureusement, personne ne m’a dit que ce bocal devait rester au frais. Après l’examen, je me suis donc rendue, comme une fleur, au laboratoire. Grosse déception. Nous devons recommencer samedi matin. Tant pis, me dis-je, il y’a des choses plus graves dans la vie...
Nous étions rentrées à la maison depuis ½ heure quand le téléphone a sonné.
- Allo, madame ?
- Oui?
- C’est le commissariat
Mon cœur se serre. Je pense à toi. Y'a t-il du nouveau concernant ton décès ?
- Je vous appelle au sujet de l’accrochage que vous avez eu il y’a quelques mois avec un conducteur
- Un accrochage ? Je n’ai pas conduit pendant longtemps à cause de la neige. Mon père est même venu faire chauffer le moteur de ma voiture parce qu’il était froid. Je ne comprends pas.
Il me donne toutes les informations concernant ma voiture : type du véhicule, plaque d’immatriculation, couleur et il ajoute « femme avec un enfant en bas-âge ».
Mon cœur s’accélère. "Oui c’est bien moi" Je reste sans voix.
- Il vous a aidé à sortir de votre emplacement. C’était le 28 novembre, un samedi, aux alentours de midi, en bas de votre immeuble. Il m’indique l’adresse. Il a noté "gros choc. » Vous avez abîmé sa voiture. Il vous a aidé à sortir et il s’est rendu compte après que vous avez abîmé sa voiture. Il a fait un petit tour et il a retrouvé votre véhicule. Vous pouvez passer faire une déclaration ?
- Mais de quoi suis-je coupable ?
- NON , NON, MADAME ! (Il baisse le ton) Il s’agit pas d’être coupable, vous devez venir faire une déclaration, c’est tout. Quand est-ce que vous pouvez venir ?
- Ben, je sais pas. Le samedi…
- Pas possible, on est en manque d’effectif, on reçoit pas le samedi
(Comment ai-je pu oublier cela puisque tu en es mort ?)
- Euh, ben, je sais pas…Je travaille vous savez. J’ai des horaires de bureau et après il faut que je m’occupe de ma fille. Je rentre tard le soir parce que mon lieu de travail est éloigné. Je vais chercher mon agenda.
Je tremble de tous mes membres. Je me sens assommée. Lorsque je reprends le téléphone, je craque. « Mon mari s’est suicidé il y’a quelques mois, je dois tout faire toute seule, je crois que je vais faire une dépression, j’en peux plus !" A ma grande honte, je me mets à pleurer. Je n’y peux rien, je pleure comme une petite fille. J’ai d’autant plus honte que je sais qu’il m’entend malgré mes efforts pour cacher mes larmes.
-Tu pleures maman ?
- C’est rien ma chérie
- Pour te consoler qu’est ce que je peux faire ?
- Rien, rien
Je suis gênée car il n’a pas pu ne pas entendre ma puce. Il me demande de lui envoyer un courrier certifiant que je ne me souviens pas d’un accident, que je n’ai pas fui mes responsabilités. Il m’explique qu’il s’agit juste de faire un constat, que cela arrive tous les jours, que c’est ensuite un problème d’assurance. Ils vont faire une enquête. Elle est abimée votre voiture?
Et comment qu'elle est abimée ma voiture! Nous l'avons achetée en 2001. Elle a subi quelques chocs et a des égratignures. Rien de grave mais elle a des marques. Je me souviens avec horreur que du temps où je la garais à l'extérieur de l'immeuble, je suis arrivée un jour et ai remarqué des éraflures sur le côté. Certainement un conducteur passé trop près. Ce jour là, j'avais pris la décision de me garer dans notre immeuble, derrière la barrière. En mettant de l'ordre dans tes papiers, j'avais retrouvé le papier d'un constat. En faisant une marche arrière, un véhicule avait percuté notre voiture.
- Mais pourquoi, passe t-il par la police puisque il a repéré ma voiture ? Pourquoi n’a-t-il pas essayé de rentrer en contact avec moi ? Et s’il y’a eu un gros choc, je m’en serais aperçue, et puis lui aussi d’ailleurs puisqu’il m’a aidée. Je hoquette plus que je ne parle, mes larmes m’empêchant de parler.
- Ben, c'est comme ça les gens. Ils nous appellent parce qu'ils s'inquiètent pour leur voiture. Moi, je vous ai appelé pour faire mon travail. Mais je vous le répète, madame, c'est juste une formalité.
Compatissant devant mes sanglots, il me dicte la lettre que je dois lui envoyer. Je lui dit que j'aimerai entrer en contact avec ce monsieur pour lui parler. Je veux comprendre. Il me quitte pour me dire qu'il va faire ce qu'il faut.
Une heure plus tard, je pleure encore. Ma puce a fini par abandonner ses tentatives pour me consoler. Je lui prépare à manger. Elle note que je ne mange rien mais réussi à garder sa bonne humeur.
Allongée sur notre lit, je pleure encore comme une madeleine. Tu n'es pas là pour me serrer dans tes bras, me consoler et me conseiller. La veille de ton départ, nous parlions de tes envies de suicide. Je t'avais dit que je ne pourrais pas continuer sans toi. Tu m'avais regardé d'un air ironique. "Tu vas te suicider aussi?". Dans le ton de ta voix et dans ton regard, j'avais compris que tu ne croyais pas une seule seconde à mes propos. Pourquoi ne suis-je pas passé à l'acte tout de suite, très vite? Je me pose la question et j'ai la réponse: pour elle. Pour notre puce.
"Ça va?" Pour une fois cette question bateau a l'air sincère. Mes collègues notent que j'ai "l'air très fatigué". Je n'ai pas dormi de la nuit. Mes yeux sont rouges, gonflés, cernés. J'ai ruminé toute la nuit. Cela fait des mois que j'ai un nuage noir au dessus de la tête. Ton suicide, la psychiatre qui t'a fait sortir et qui a écrit un faux pour rejeter sa responsabilité sur ta sœur et moi, les problèmes de santé de notre puce, maintenant un coup de téléphone de la police. Je n'en peux plus. J'ai pensé à toi, tranquille dans ton tombeau, débarrassé de toute cette gadoue. Moi, je dois tout supporter toute seule. Je suis à bout.
Je me confie à deux collègues. La première me propose de venir avec moi au commissariat. "C'est ta parole contre la sienne. Te laisse pas faire. Je suis prête à y aller avec toi". La deuxième, me propose de m'écrire elle-même une lettre. "Ça, c'est le genre de truc que je laisse pas passer. Te laisse pas faire. Moi en deux secondes, je te fais une lettre. a tous les coups, c'est pour faire jouer l'assurance. Tu vas avoir un malus. Te laisse pas faire". Je les regarde avec mes yeux de veau. J'ai pris la décision au petit matin de ne plus me battre quoiqu'il arrive. Je suis arrivée au bout du chemin. Je ne fais plus partie de ce monde et n'y retournerai plus. Continuez à vous battre et surtout pour vos voitures. Mais ce sera sans moi. Je signerai tout ce que ce monsieur voudra et même plus encore. J'avouerai tout ce qu'on voudra. Rien de ce monde ne m'intéresse.
Je rêve d'un beau cercueil en pin posé contre le tien. Je rêve de fermer mes yeux pour toujours et de quitter ce monde pour ne plus jamais y revenir. Je rêve de trouver enfin la paix. Être comme toi. Débarrassé de tous conflits, de tous tracas. Plus de peur du lendemain. Plus de sentiment d'abandon. Poser sa Croix pour ne plus jamais la reprendre. Je rêve de nos retrouvailles, de moi courant vers toi avec notre puce dans les bras.
Je me suis malheureusement réveillée ce matin à 3h27, plus tourmentée que jamais. Dormirais-je ce soir? Ce n'est pas la question. La question est : serai-je obligée de me réveiller demain matin?