Papa et mari
« Mon papa, il est mort ». Combien de fois notre puce a-t-elle prononcé cette phrase ? Je ne saurais le dire. Je me souviens d’un repas organisé par une de tes tantes. Étaient présents tes parents, ta sœur, son mari, leurs enfants, deux de tes cousins, et un autre membre de la famille venu avec sa compagne Sylvie. Nous en étions au plat de résistance, quand notre puce a rappelé ce dont nous n’osions pas parler. Un lourd silence gêné avait suivi, rompu par Sylvie qui avait eu l’intelligence de lui répondre « Oui, c’est vrai, ton papa, il est mort ». Quelques semaines après, c’est à sa marraine qui téléphonait pour prendre de ses nouvelles que notre puce avait dit la même chose. Ma sœur n’avait pas su quoi répondre. Quand à l’issue de leur conversation, j’avais repris le combiné, ma sœur m’avait dit qu’elle s’était sentie très mal à l’aise. Cette phrase, elle l’a redite au beau-frère de son parrain, à nos voisins de pallier, à ta maman, à sa maîtresse, très certainement à ses copains de classe. Parfois, je l’ai entendu rajouter « et ma maman, elle est triste ». Elle ne peut pas ne pas avoir remarqué l’effet que cela produit, le silence gêné qui s’ensuit, le trouble des adultes. Même si elle n’a pas compris ce qu’était la mort, elle sait que cela rend triste et muet. J’ai adopté l’attitude de Sylvie et je lui confirme à chaque fois que oui, c’est vrai, son papa est mort.
Depuis quelques temps, notre puce emploie fréquemment le terme de « mari ». Elle m’a annoncé récemment qu’elle s’était mariée avec son amoureux, son copain d’école Baptiste. « C’est mon mari ». Le mot revient régulièrement dans sa bouche. Cela m’amusait jusqu’à hier. En l’accompagnant voir un spécialiste suite à ses problèmes de santé, elle m’a dit, alors que nous nous approchions de l’hôpital :
- Toi, maman, tu n’as pas de mari
- Ben, si j’ai un mari. Pourquoi, je n’aurais pas de mari ?
- Parce que papa, il est mort
- Ma chérie, papa est mort mais il reste mon mari. Je suis sa femme, je resterai toujours sa femme. Il est mort mais cela ne change rien.
Tu es mon mari et je suis ta femme pour l’éternité. Pourtant hier, je n’avais personne avec qui partager le diagnostic qu'a fait le médecin. Auparavant, toi le papa poule, tu m’appelais sur mon portable dès que je emmenais notre fille chez le médecin, y compris pour des choses bénignes. Bêtement, j’ai tendu l’oreille en sortant du cabinet du médecin pour écouter mon portable. Il n’a pas sonné bien sûr. Notre fille souffre d’une forme d’épilepsie sans gravité. J’avais besoin d’en parler à quelqu’un. Ta maman a téléphoné. C’est elle que je pensais appeler.
Tu vis dans mon cœur et dans ma tête. Tu te trouves dans un monde inconnu où je n’entends plus ta voix, ne peut plus te toucher. Je ne peux qu’imaginer ce que tu voudrais que je fasse, ce que tu me dis. Ton souvenir s’effacera petit à petit de la mémoire de notre fille. Je lui parle constamment de toi. Des choses récentes que nous avons faites ensemble ou que vous avez faites tous les deux. Je lui montre tes photos, les petits films que nous avions faits. Bientôt, tu ne seras plus qu’une image et un souvenir dans son inconscient. Elle t’oubliera. Elle n’aura plus que les mots de tes proches pour te rendre vivant. Du vide. Un trou immense. Pas de papa, plus de mari palpable. Faire comme si on pouvait vivre sans toi. Comme si ces huit années passées ensemble n’avaient pas laissé de trace. Tu m’obliges à continuer sans toi. Tu m’as laissée seule pour me débrouiller dans ce monde terrible. Le crédit de la maison, l’organisation de mes journées, l’éducation de notre fille, le choc de ton suicide, le vide affectif,…Tu es parti sans te poser de questions quant aux conséquences que ton décès brutal aurait sur moi. Pas un mot d’adieu. Pas d’explication. A moi de faire avec. Après tout, j’en ai vu d’autres et puis ça passera. « Avec le temps, va, tout s'en va. On oublie le visage et l'on oublie la voix » chantait Léo Ferré. Alors de quoi je me plains ? Je n’ai qu’à attendre. Quatre jours après ton enterrement, une de tes amies de théâtre me disait le plus simplement du monde « Mais, tu sais, tu peux aussi rencontrer quelqu’un d’autre ». Sous le choc, je n’avais pas pu répondre. Si elle me redisait cela aujourd'hui, je crois que je lui mettrais une droite. Ma sœur, Karen avec qui je ne me suis jamais entendu m’avait répondu sèchement quand je lui avais dit que je serai seule pour élever notre fille « Ca t’en sais rien ! ». Je ne le lui pardonne pas. Ton corps n’avait même pas fini de se décomposer, tu étais à peine mis en terre que déjà des personnes bien intentionnées me prédisaient qu’un autre prendrait ta place dans mon lit. L’être humain est vraiment immonde et répugnant. Petite fille, je l’avais déjà compris avec les membres de ma famille. Ton décès n’a fait que me le confirmer.
C’est donc cela un papa et un mari. Quelqu’un qui entre dans votre vie, qui vous sauve, qui vous aime, avec qui vous construisez toute votre vie et qui décide un beau jour de partir. Quelqu’un qu’on pense à remplacer à peine a-t-il disparu. Décidément, je ne suis pas de ce monde.